“- C’est bon”, dit-il, vraiment étonné. Et puis il sourit, le sucre encore sur les lèvres. “Je veux dire, c’est vraiment bon !” Il désigna l’aumônière. “C’est la première fois que je mange un dessert avec de l'alcool et que j’aime ça.”
Les autres ne firent pas exception, tous plus délicieux les uns que les autres. Et Dariel rayonnait, des étoiles dans les yeux et les papilles aux anges.
“ -Vous êtes vraiment très doué. Ce sont les meilleures pâtisseries que j’ai jamais goûtées.”
Sauf peut-être la tarte aux pommes de sa grand-mère. Mais personne ne pouvait rivaliser avec une tarte de grand-mère. C’était ainsi, une loi universelle. Les cuisines de mamies surpassaient tous les plus grands restaurants étoilés du monde. Malgré ça le compliment n’était pas volé.Et Dariel laissait peu à peu tomber le personnage de l’agent immobilier, professionnel, un peu distant, pour celui qu’il était vraiment. Il commentait, écoutait, souriait, et complimentait chaleureusement à chaque bouchée. Ca avait quelque chose d’apaisant d’être là, à partager des desserts, assis par terre, dans le frais de la pénombre. Dariel oubliait presque où il était, la raison de sa venue ici, le petit incident qui lui valait un souvenir dont il se serait passé. Encore un peu et il aurait commencé à peut-être trop se livrer, à se montrer trop chaleureux. Heureusement, ou pas, la porte de la caravane s’ouvrit à la volée. L’agent immobilier sursauta, son coeur bondit dans sa poitrine, l’adrénaline fusa dans tout son corps à ce signal de danger.
Le visage de la mécanicienne le ramena brutalement à l’endroit où il se trouvait, à la réalité de sa situation, à tout ce qu’il commençait à mettre de côté, et le plongea dans le silence. Qu’est-ce qu’elle avait pensé ? Pourquoi était-elle là ? Quelle soirée pyjama ? Ah oui, rentrer. La nuit tombait relativement vite, mieux valait ne pas traîner dehors. Dariel prit la petite boîte que lui offrit Frédérick. Le derrière dessert. Le crumble poire noisettes. Dariel avait déjà hâte de le manger. Ce soir. Une fois qu’il serait rentré. Avec Charlotte.
Comme depuis le début de cette folle aventure, il suivit le pâtissier, se laissa guider et s’installa côté passager, son précieux paquet sur les genoux, et ses quelques affaires à ses pieds. Heureusement, cette fois, aucun souvenir particulier ne se manifesta lorsqu’il grimpa dans le cruiser. Peut-être la fatigue, ou alors rien de suffisamment fort ne s’était passé ici pour s’accrocher à l’endroit. Dans tous les cas Dariel savourait ce petit moment de répit.La vague ondulation ne fit rien naître, tout juste un bref sentiment de fierté qui fit sourire l’agent immobilier. Elle devait vraiment beaucoup l’aimer sa voiture, cette Sandy.
S’il n’avait rien contre le silence, Dariel tritura le poste radio à la recherche d’un peu de musique. Des fois que ça redevienne gênant. La première station lui offrit la magnifique, mais totalement inappropriée, chanson de Lionel Richie : Hello. Magnifique, certes, mais un peu trop calme. Après cette journée, ils allaient piquer du nez en voiture, et Frédérick irait s’écraser contre un rocher. Mauvais plan. Station suivante. What’s love got to do with it. Bien. Alors non. Même s’il appréciait la voix de Tina Turner. Station suivante et le puissant I will always love you de Whitney Houston le fit sursauter. Décidément, le mot passait entre toutes les radios de ne diffuser que des classiques aujourd’hui. Dariel cherchait encore lorsque le conducteur lui demanda un itinéraire.
“- Hum, faites au plus près. Je vais demander à Oliver de venir me chercher. Vous avez déjà fait beaucoup pour moi, je ne veux pas vous déranger plus longtemps.”
Fait est dit, à mesure qu’ils se rapprochaient de BlissTown, le réseau daigna revenir et l’agent immobilier se dépêcha d’envoyer un sms à son associé. Qu’il serve à quelque chose tient. Et puis ce n’était pas un mensonge : il avait embêté son hôte bien trop longtemps.
Bon, la radio ne pouvait pas proposer une chanson plus récente ? Perfect, Ed Sheeran. Mais bon sang ! Cette fois Dariel baissa le son jusqu’à ne plus rien entendre. Il croisa les bras, boudeur. Et un peu gêné. Ce n’était pourtant pas la Saint-Valentin. Allez, une dernière fois. Un ultime essai. Il mit un petit moment à reconnaître Sexual Healing, et gêné, un rire nerveux mal contenu, Dariel éteignit définitivement la radio. C’était embarrassant. Atrocement embarrassant. Sur quoi on pouvait enchaîner après ça ?
“- Désolé, je me suis approprié la radio, mais vous vouliez peut-être écouter une de ces chansons ?”
Ou l’art de s’enfoncer fort, loin.
“- Enfin pas la chanson, la station !”
Dariel passa une main sur son visage aux traits tirés par la fatigue et toutes les émotions qu’il subissait depuis le début de cette journée interminable. Par pitié qu’ils arrivent vite ! Un bain. Sa fortune pour un bain ! L’agent immobilier finit par rire, affalé contre le siège.
“- C’est la journée la plus étrange que j’ai vécu depuis longtemps.”
Mais loin d’être la plus désagréable. Il y avait un peu de contre, et un peu de pour. Dans l’ensemble ça s’équilibrait.
Enfin la ville se dessina au loin. Dariel souffla de soulagement. Il rentrait en terrain connu.Et avant que la nuit ne tombe en plus ! Parfait. Ce soir il resterait chez lui, demain aussi certainement. Il allait retrouver sa petite vie tranquille et bien rangée.
Dariel indiqua un parking, tout proche de l’entrée, ou la sortie selon où l’on arrivait, de la ville. Il repéra le coupé sport noir d’Oliver. Oliver et ses lunettes de soleil hors de prix. Oliver et ses vêtements de marque. Oliver trop tape à l’oeil avec son teint bronzé, ses cheveux noirs qu’il colorait déjà pour cacher les premiers signes de l’âge. Oliver, et la tête de moins qu’il faisait par rapport à son collègue. Oliver et ses grands yeux sombres écarquillés de surprises face à la dégaine négligée de son associé.
“- T’as une tête horrible.”
Dariel leva les yeux au ciel. Bien sûr qu’il avait une tête horrible ! Il avait crapahuté dans le désert toute la sainte journée ou presque. Lui au moins n’en oubliait pas ses bonnes manières. Il fit donc les présentations, très officiellement.
“- Monsieur Byracka, mon associé, Oliver Grant.”
Oliver salua le pâtissier qu’il détaillait, parce que lui le connaissait ou du moins sa réputation et les quelques rumeurs à son sujet. Dariel lui donna un coup de coude. C’était impoli de fixer les gens. Oliver se reprit.
“- Encore désolé monsieur pour le dérangement. C’est de ma faute si Dariel vous a couru après aujourd’hui. J’espère que tout s’est bien terminé quand même.”
“- Monsieur Byracka va nous aider avec Tu-Sais-Qui. Je te raconterai dans la voiture.”
L’associé fit plusieurs fois l’aller retour entre Dariel et Frédérick, puis jeta un coup d’oeil à la petite boîte que Dariel tenait précieusement entre ses doigts, et le bandage qu’il portait à la main gauche. Beaucoup de choses à dire oui.
“- Je dis au revoir à notre client manqué du jour et je te rejoins.”
Façon polie de demander à Oliver d’aller s’occuper de ses affaires un peu plus loin. Le concerné fronça les sourcils, vexé.
“- Eh je suis pas ton chauffeur Dariel.”
“- C’est ta faute tout ça, tu as mal vérifié tes infos. Alors tu me dois au moins ça.”
Oliver ouvrit la bouche, puis la referma, aucun argument à présenter pour contrer cette remarque. Bien. Soit ! Il salua Frédérick avant de grimper dans sa voiture et d’attendre. Ca se paierait, pour sûr ! Dariel désigna le carton, le sourire habituel collé sur son visage poussiéreux.
“- Encore merci. Pour les desserts. Et tout le reste.” Il se racla la gorge, de nouveau embarrassé au souvenir de son comportement dans la caravane. “Après le … Enfin, je veux dire, si … Je comprendrais que vous me preniez pour un cinglé et que vous n’ayez plus envie d’aller manger un morceau en ville mais … Si jamais ça vous tente, l’invitation tient toujours.”
Ils s’étaient quand même amusés, non ? Ou alors Dariel était le seul à avoir passé un bon moment sur la fin.
“- Bref. Merci monsieur Byracka. A une prochaine fois.”
Peut-être. Dariel le salua une toute dernière fois et rejoignit Oliver côté passager. Il s’affala dans un long soupir, indifférent aux grognements de son collègue face à cet océan de sable que Dariel déversait dans la voiture toute propre. La fatigue l'écrasait complètement à présent. Il n’attendait plus qu’une chose : rentrer chez lui et retrouver Charlotte.