C’était toujours le même scénario. D’abord rien. Et Dariel espérait que cette fois rien d’étrange ne se produirait, que peut-être l’endroit ne tombait pas sous la coupe de ce “don” comme certains fanatiques appelaient cette abomination. Et puis passée les quelques secondes à y croire sa vision se floutait légèrement pour revenir à la normale. Selon tous un tas de facteurs qu’il ne comprenait pas encore parfaitement, Dariel pouvait voir ou ressentir des tas de choses très différentes. Cette fois il n’y avait pas de vision parfaitement claire. Plutôt des contours très flous et des couleurs mélangées et étalées sur une toile invisible. Puis il y eut des mots, certains à peine plus audibles que si on les lui avait murmuré au loin, d’autres si forts qu’il se crispa comme si on venait de lui crier dans l’oreille. Rien ne faisait sens jusqu’à ce qu’un souvenir en particulier se décroche des autres.
***
“.... pas croire que …”
“J’le tiens pour sûr ! Ca lèche le cul à Jupiter ! Infiltrés chez nous j’te dis !”
“T’es vraiment sûr de toi Jo ?”
“J’mentirais pas sur ça Sandy.”
Aux mots se collèrent, gluants, des grappes de sentiments. Ca avait le goût de l’amertume et de la colère et de la tristesse aussi. Et bientôt ça empestait toute la pièce et se collait sur Dariel. Ils lui nouèrent la gorge.
“Je les prenais pour des gens biens. Pour des vrais …Ah … Faut s’en occuper alors.”
“On procède comment ?”
“Emmène-les dans le désert.”
“Et les gosses ? C’est comment d’jà ? Michel et Joëlle ?”
“Micah et Judith. Elle est grande elle saura s’occuper de son frère. Et puis j’veillerai sur eux. Ils y sont pour rien si leurs parents c’est des traîtres.”
Et puis une résolution ferme que cette décision était la bonne. La pointe de culpabilité que ressenti Dariel s’envola pour laisser place à ce mensonge que tous se faisaient au moins une fois : je prends la bonne décision, pour le bien de tous.
“Fais ça propre Jo. J’veux plus voir ces connards chez nous. Ils sont morts. Mais personne touche aux gamins.”
***
Tout bascula à nouveau. Les conversations, les couleurs, les contours, les émotions, tout disparut aussi soudainement que c’était arrivé. Ne restait alors que la culpabilité. Elle écrasait tout, imprégnait chaque mur, chaque objet. Ca n’avait duré qu’une fraction de secondes pourtant ça semblait être une éternité pour Dariel. Tout retrouva sa place, monticules de pièces détachées, belle auto en exposition, photos, articles de journaux, vieille musique en fond. Et puis l’odeur du cambouis, de l’huile, les bruits en provenance de l’atelier. La chaleur qu’un vieux ventilo essayait de chasser, en vain. Dariel était de retour au moment présent, dans ce garage. Même la sensation de culpabilité commençait à s’estomper, quoique pas totalement. C’est qu’elle devait être particulièrement forte. Dariel n’avait pas toutes les pièces du puzzle en main mais suffisamment d’éléments pour comprendre ce qui avait pu arriver. Cette femme n’était pas juste une mécanicienne. La peur prit le pas sur tout le reste.
Un peu plus pâle, la bouche sèche, le bout de ses doigts tremblant, Dariel ne parvint même plus à conjurer son sourire de commercial, celui avenant et tranquille qu’il arborait presque tout le temps. Il voulait fuir. Fuir loin de ces gens. Lui il n’était pas un révolutionnaire, ni membre d’un gang, ni rien du tout. Lui il vivait une petite vie bien tranquille loin de tous ces grands complots et enjeux de BlissTown. Son seul ennemi était agent immobilier, et non pas un quelconque serial killer sous couvert de gentil épicier du coin de la rue. Il ne vivait rien de plus dangereux que de faire face à la marée humaine des jours de soldes. Tout ça, ça ne le concernait pas. Jamais, ô grand jamais, il ne voulait voir son nom associé aux faits divers qui, parfois, défrayaient les gros titres des journaux télévisés. Jamais une incartade. Jamais une infraction à la loi. A part cette contravention pour outrage à agent, mais vraiment l’affaire avait été largement exagérée.
“- Votre amie a l’air occupée. Tant pis. Je vais me …”
Débrouiller tout seul. Voilà ce qu’il voulait dire. Mais il n’en n’eut pas le temps. La voix d’une femme retentit au loin et Dariel frissonna de peur et se crispa. La même voix que dans ce souvenir. Pas d’erreur possible. Cette Sandy, c’était elle. Il voulait partir. Tout de suite ! A la place il resta là, figé, à dévisager celle qui arrivait, conscient que ça ne se faisait pas. Il devait redevenir normal. Vite. Mais ses yeux hurlaient “je sais ce que vous avez fait”. Dariel se força à regarder ailleurs. Là ! Une clé à molette. Parfait.Mieux valait passer pour un mec bizarre, un abruti, plutôt que quelqu’un ayant connaissance d’un secret qui l’enverrait rejoindre ces malheureux dans les sables du désert.