Ils prirent la route à nouveau, Frederick troquant le flash de son téléphone contre quelques minutes supplémentaires de batterie et se focalisant sur les parties du tunnel que Delta illuminait de la lampe intégrée au canon de son arme. Le mouvement qu’elle employait pour balayer son environnement et le baigner brièvement de lumière était mécanique, répétitif et plus prudent que ce qu’il avait été jusqu’à présent. Tout deux étaient hyper conscients du danger dans lequel ils se trouvaient, Delta bien plus au fait de ce qui pouvait concrètement les attendre au bout du couloir que son compagnon d’infortune.
Frederick n’avait que son imagination pour se préparer à la suite des évènements, et bien qu’elle soit habituellement débordante, bercée par les récits d’horreur et les films de série B qu’il appréciait en temps normal, rien n’aurait pu le préparer à ce qui suivi.
La première chose qu’il enregistra, avant même d’accepter la vision qui se trouvait sous ses yeux, illuminée par des nuances de blanc aveuglant se réfléchissant sur un costume tâché de rouge, fut l’odeur du sang. Frederick faisait un métier manuel; il s’était coupé trop de fois pour s’en rappeler, la pointe de son couteau glissant maladroitement sur la peau mouillée d’un melon trop frais, et tranchant le côté de son index avec une facilité déconcertante. Il lui était arrivé de porter sa main à ses lèvres pour stopper les saignements, découvrant par la même occasion le goût ferreux du sang. Difficile de ne pas la reconnaître dans l’air, en si grande quantité.
Delta, contrairement à lui, ne stoppa pas son avancée pour se remettre de la macabre découverte qui leur hurlait le message d’avertissement le plus clair qu’il n’ai jamais été donné à Frederick de recevoir. Faites demi-tour, il est encore temps de ne pas finir comme ce pauvre homme.
En parlant de pauvre homme, le pâtissier passait pour sa part un très mauvais moment. Toutes choses considérées, il s’en tirait mieux que le pauvre bougre dont les poignets étaient maculés de sang, mais on ne pouvait pas dire qu’il était particulièrement en forme. A dire vrai, seule la volonté monstrueuse de ne pas être celui qui allait maculer la scène de crime d’un nouveau projectile de fluide corporel l’empêchait d’accepter de rendre le contenu de son estomac. Il porta une main à sa bouche, le geste n’aidant en rien à supprimer l’odeur de son esprit.
Il devrait sans doute détourner le regard. C’était peut-être la première chose à faire pour éviter de perdre pied. Mais comment ? L’homme qui gisait sur le sol, ses membres dans une position inconfortable qui rendait la scène encore plus perturbante, commandait son attention. Ses pupils vides de vie semblaient lui crier de l’observer attentivement, de graver son image dans son esprit.
Le pâtissier fit un pas en arrière lorsque Delta se redressa, ayant fini son investigation de fortune. Son instinct lui hurlait de faire volte-face, de tenter sa chance avec l’inconnu plutôt que le réel qui les attendait derrière la porte que semblait garder le défunt. Pas plus qu’il ne pouvait détourner le regard, il ne pouvait tourner les talons. De peur, sans doute, que le regard accusateur de l’inconnu le poursuive dans la pénombre du tunnel.
Delta confirma ses doutes en annonçant qu’il s’agissait de l’homme qu’elle recherchait, déplorant l’absence d’une certaine clé sur sa personne. Un sentiment viscéral de dégoût, savant mélange entre une réaction instinctive à la scène et ce qu’il pensait du manque de considération de la soldate pour le pauvre homme, le saisi violemment. N’étaient-ils pas collègues ? N’éprouvait-elle aucune once de tristesse à la vue de cette macabre découverte ?
Il se mordit la langue pour taire ses pensées.
Ses nerfs étaient à fleur de peau, et c’était un miracle qu’elles n’aient pas tout bonne craqué lorsque Delta poussa la porte pour s’engouffrer dans le coupe-gorge qui leur tendait les bras. Il la suivi, comme poussé à lui emboîter le pas par une main invisible. Les semelles de ses chaussures était maculé de sang, là où il n’avait pu éviter de marcher dans une flaque rougeoyante. Il se retint de frotter furieusement ses pieds contre le sol.
Frederick était un excellent pâtissier. Pour lui, le sucre était pareil au nectar des dieux et sublimait tout de par sa simple présence. Il affectionnait les senteurs saccarines qui flottaient dans sa cuisine à chaque nouvelle préparation, et pourtant, alors que ses sens s’accordaient à son nouvel environnement et qu’une odeur sucrée presque écoeurante lui vrilla les narines, il avait à présent encore plus envie de se boucher le nez qu’avant. Pour une raison qui lui échappait, la pièce aux allures de studio de film d’horreur dégageait une odeur de sucre.
Le pâtissier, fort heureusement pour lui, ne savait pas que le sang, une fois qu’il n’était plus de première fraîcheur, dégageait une douce odeur sucrée. La décomposition était associée à cette terrible odeur d’une douceur écoeurante, et Delta de son côté l’avait repéré comme tel. Un signe de plus qu’ils étaient en danger. La présence d’autres victimes, que Frederick ignorait.
La jeune femme s’avança prudemment, lui faisant cadeau de son nom dans un souffle, et le visage de Frederick se décomposa. Il avait envie de lui demander de retirer cette information de son esprit, de lui assurer que tout était sous contrôle, rien de plus. Il avait évidemment été curieux de connaître son nom, mais la manière dont elle lui avait confié ressemblait d’un peu trop près à des paroles d’adieu pour que le geste le rassure.
Il lui emboîta néanmoins le pas— et sursauta lorsque la porte claqua derrière lui. Comme deux poissons des profondeurs attirés par l’appât d’un poisson-lanterne, ils n’avaient pas vu que l’homme qu’ils cherchaient s’était caché plus loin dans le couloir, attendant de les voir mordre à l’hameçon pour les surprendre.
Et il les surpris; ou en tout cas surprit suffisamment Frederick pour qu’il se laisse bêtement attraper par deux bras nerveux, le premier passant autour de sa gorge et le second pointant ce qui était très certainement une arme sous sa jugulaire. Le pâtissier ne prit pas la peine de crier. Il n’en avait pas les moyens, terrifié par la fraicheur du canon sur sa nuque et par son incapacité à se dégager de la prise nerveuse de l’autre homme. Vu l’angle dans lequel il le tenait, il était plus petit que lui. Pas de beaucoup, mais ça suffisait à faire de Frederick un parfait bouclier humain.
Il déglutit péniblement, son cerveau se déconnectant aux présentations du mystérieux malfrat et ne redémarrant que lorsqu’il l’entendit crier, juste dans son oreille, quelque-chose qui le concernait directement :
- Elle est où, hein ? Dis-moi où elle est, putain, ou je bute le civil !
Ses yeux se levèrent sur Delta -Kazané- à ce moment précis, et il jura intérieurement. Avec son masque, il ne pouvait pas lire son expression. Le voulait-il seulement ? Serait-elle compatissante, ou aussi froide qu’elle l’avait été face à la perte d’un de ses collègues ?
Il était impuissant, et il détestait plus que tout cette sensation. Son envie de vivre menait un combat sans relâche avec la peur qui le tétanisait, et il se surprit presque à sentir un calme envahir sa poitrine. Une clarté terrifiante, plus que le sang qui noircissait le pavé à l’extérieur de la chambre macabre, plus que l’odeur saccarine qui lui rappellerait son atelier si elle n’était pas si forte, le saisit. Il allait mourir. A moins de se bouger, là, tout de suite, il allait mourir.
- C’est moi qui l’ai, votre boite.
Les mots lui échappèrent, tremblants mais distincts, et il tourna légèrement le menton pour avaler sa salive sans sentir la peau de son cou se tendre sous la pression de l’arme. Il ne saurait pas dire ce qui l’avait poussé à dire ça. Il ne savait même pas si c’était de cette fichue boîte métallique dont l’homme parlait. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il allait finir exécuté, et que l’homme allait prendre la poudre d’escampette, et que Kazané allait se retrouver avec deux cadavres sur les bras à la place d’un.
- Dans mon sac. Je… Je veux pas d’histoires, je veux juste rentrer chez moi. J’ai rien demandé.
Un mensonge pour une vérité, et il sentit son épaule être tordue sans ménagement pour que l’homme puisse lui arracher son sac. Il se laissa faire, sachant pertinemment qu’il ne contenait rien de précieux. La prise de l’autre homme sur sa nuque était toujours ferme, et même s’il s’amusait à ouvrir son sac avec une main pour la plonger dans son contenu, Frederick n’allait pas se risquer à essayer de se dégager. Pas encore.
Il croisa à nouveau le regard de Kazané, ou en tout cas, il essaya. Elle connaissait le contenu de son sac, et la réaction qu’il produirait si on venait à plonger dans main nerveuse dedans, en vitesse. Les épines des figues de barbaries n’étaient pas bien grandes, mais elles étaient nombreuses. Et l’homme était pressé. Imprudent.
Lorsqu’il défit enfin le noeud du sac et plongea sa main à l’intérieure, promettant souffrance éternelle au pâtissier s’il se fichait de lui, Frederick ne réfléchi pas. Au premier juron de l’autre homme qui ne s’attendait pas à un contenu aussi mordant, il balança un coup de coude maladroit derrière lui et s’accroupi, les mains plaquées sur ses oreilles. Puis il ferma les yeux avec force, se désolidarisant complètement du chaos qu’il avait causé.