L’homme ne tarda pas à se mettre en mouvement, contournant le plan de travail pour se placer de son côté, tout en lui servant des paroles que Frederick avait du mal à prendre pour argent comptant. Progressivement, il gagnait son niveau, débitant sur un ton calme et posé ses vérités qui sonnaient fausses aux oreilles du pâtissier. Car ça ne pouvait pas être aussi simple. Son existence était partie en sucette, il était naturel que tous les aspects de sa vie suivent le même schéma.
Sauf que Dariel ne semblait pas de cet avis. Il était déjà au courant de tout ça, et ça ne changeait strictement rien pour lui. De toute façon, qu’on se le dise, sa sœur avait toujours tort. Quelle idée d’accorder de l’importance à son discours.
Frederick eut envie de protester. De se fâcher, même, rien qu’un petit peu. Parce qu’au moins une personne était morte par sa faute, et qu’il s’en voudra pour le restant de sa vie. Dariel n’avait pas le droit de dire ça – de traiter, presque de façon anecdotique, l’un de ses plus grands regrets –. Mais ce n’était pas ce qu’il était en train de faire, pas vrai ? Ce n’était pas la situation en elle-même qui était excusable, mais lui. Parce qu’au fond, il n’y était pour rien, et il était même quelqu’un de bien. Il ne cherchait pas à se racheter une bonne réputation en faisant ce qu’il faisait à présent; ça semblait être naturel chez lui. Et ça, c’était ce qui comptait aux yeux de l’agent immobilier. Pas ce que titrait la presse à scandale, et encore moins les avertissements de sa sœur.
La main dans ses cheveux le fit frissonner, mélange de surprise et d’anticipation. Il ne s’était pas attendu à ce que Dariel glisse ses doigts entre quelques mèches un peu emmêlées, pour les coiffer succinctement. D’habitude, il n’aimait pas spécialement qu’on lui touche les cheveux. Ondulés et difficiles à dompter, ils avaient tendance à former des nœuds très vite, et peu de choses étaient plus désagréables qu’un doigt pressé qui s’accrochait, vous arrachant quelques cheveux au passage. Là encore, Dariel s’appliquait à ne pas faire comme tout le monde. Ses doigts dansaient, habiles, évitant chaque point de tension pour courir sur la longueur des mèches sans qu’il n’ait l’impression qu’on lui tire les cheveux une seule fois.
S’écartant juste assez pour le regarder dans les yeux un court instant, Dariel lui confia que s’il devait être honnête, il y avait bien une chose qui le dérangeait. Frederick hocha la tête, crispé mais prêt à accueillir les doléances de l’agent immobilier. C’était sûr, après tout, ça ne pouvait pas être aussi simple, Frederick l’avait dit, tout à l’heure, il– attendez. Est-ce que Dariel… Est-ce qu’il venait de lui piquer son chocolat, là ? Frederick cligna des yeux, réfrénant une envie puérile de le récupérer. Qui piquait son chocolat aux autres, comme ça ? Il espérait qu’il serait à la liqueur, tiens. Ça lui apprendrait. (Evidemment, il ne disait absolument pas ça pour essayer de se distraire de la chaleur qu’il pouvait sentir fleurir sur ses joues; c’était une simple question de bonnes manières.)
Ses doigts poisseux se refermèrent sur du vide avant que sa main ne soit attrapée par Dariel, et qu’il sente une portion de son bon sens tirer sa plus belle révérence et voler en éclat. Si la réponse de Dariel était à des lieux de ce à quoi il s’attendait, alors les actions qui l’accompagnaient lui faisaient coucou depuis la lune, tant elles lui semblaient provenir d’un autre monde. Frederick ne savait pas ce qui était le pire dans cette situation; que Dariel estime que lui essuyer la main comme on l’aurait fait pour un enfants de deux ans après le moment du goûter était une bonne idée, ou qu’il le laisse faire sans broncher.
Frederick était loin d’être pudique, quand ses désirs étaient concernés. Il n’avait jamais eu à se plaindre de l’attention qu’on lui portait, se faisant au contraire une joie de lui rendre la réciproque si le cœur lui disait.On avait complimenté son corps maintes fois. Il pourrait même dire sans trop de difficultés, qu’on l’avait admiré. Que beaucoup s’en étaient délectés. Mais personne encore n’avait agit avec lui comme Dariel le faisait aujourd’hui. Frederick avait parfaitement l’habitude d’être touché de manière plus intime par ses partenaires, mais les caresses dressaient en général les prémices d’une virée sous les draps. Pas d’une discussion sérieuse sur la nature d’une altération qui faisait de sa vie un enfer. C’était novateur. Presque grisant. Ça n’aurait pas dû, mais ça l’était.
Dariel termina son étrange rituel et, interdit, Frederick l’écouta parler à son tour. Il le laissa se dépatouiller avec ses propres révélations, le laissa lui rapporter à demi-mot des ces vérités qui le rendaient nerveux – et qui, à bien y réfléchir, faisaient tellement sens –, et cette évidence qui ne l’était que pour lui. Dariel lui faisait confiance, aussi fou que cela puisse paraître. Cela montait à une le nombre de personnes dans cette pièce à le faire, parce que lui-même ne se faisait pas confiance. Un jour, le Bliss le poussera à la faute, il en était convaincu. Il espérait juste que Dariel n’en pâtisse pas. Du verbe pâtir, et pas pâtisser. Même sa profession se foutait de lui, par moment. A bout de souffle alors qu’il avait gardé le silence jusqu’à présent, il éclata d’un rire presque joyeux. Tu parles d’une blague.
Impulsivement, un sourire naissant sur ses lèvres, Frederick se pencha vers Dariel pour déposer un baiser sur sa joue fraîchement rasée. Quoi de mieux pour exprimer sa gratitude, quand un merci n’était pas suffisant ? Et puis… Dariel lui avait volé son chocolat. Il lui volait un baiser. L’échange était équivalent, non ? Il sourit de plus belle à cette pensée, et pencha la tête vers l’agent immobilier, ses mains passant rapidement sur son visage pour chasser ces émotions traîtresses qui ne demandaient qu’à éclater au grand jour. La frustration, la colère – toujours et encore –, mais également la reconnaissance, et cette étrange sensation de bien-être qu’il commençait à associer avec cette présence rassurante à ses côtés. Là, il laissa simplement son front se poser contre l’épaule de Dariel, juste un instant.
Ses yeux étaient brillant d’autre chose que de malice, et légèrement humides, mais Frederick savait que l’autre homme ne lui en tiendrait pas rigueur. Tout de même, c’était un peu trop – de rien, de tout –, alors il fallait retomber sur ses pattes. Avec l’humour comme bouclier, il s’essuya le plus discrètement possible le coin des yeux avant de s’éclaircir la gorge. Il rit doucement en se remémorant les paroles de Dariel.
- J’espère bien que tu ne considères pas ça comme un plan cul, ou je suis au regret de t’annoncer que ton éducation sexuelle est à revoir, Dany.
De façon générale, on évitait de présenter ses plans cul à ses parents, et encore moins à ses grands-parents, et on les préférait un peu moins prise de tête et un peu plus dénudés qu’il ne l’avait jamais été en compagnie de Dariel. Bien évidemment, ce serait mentir que de dire que cette crainte n’avait pas traversé l’esprit du pâtissier. Elle avait existé, bien sûr, mais pas autant que celle d’être pris en pitié. Il préférait mille fois endosser le rôle d’un corps conquis que celui d’un animal blessé à sauver le temps de se sortir de sa vie d’isolation. Une âme jumelle, qu’on choyait amoureusement avant de réaliser qu’elle nous ressemblait un peu trop, et de commencer à la détester. Heureusement, il n’était rien de tout ça.
- Ne dis pas à ta mère que j’ai dit ça. Elle me fait trop peur. Ne… Ne lui dit pas non plus que j’ai dit ça. Tu sais quoi, ne parlons pas de ta mère.
Très bonne initiative, Frederick. Evitons de parler de la femme qu’il lui était arrivé de maudire sur plusieurs générations dans sa jeunesse. A ce rythme, il allait encore se rendre responsable de l’altération de Dariel. Il secoua la tête en songeant à la subtile différence entre avoir confiance en quelqu’un et lui faire confiance. L’un une conviction intime, l’autre une locution raisonnable, accompagnée de preuves. Dariel avait confiance en lui.
- Hum, merci. De me croire. Et…
Il abandonna sa phrase en cours de route. Il aurait aimé lui dire qu’il lui faisait confiance également, mais Frederick ne se faisait déjà pas confiance à lui-même. C’était trop tôt pour ce genre de beau discours. D’autant plus que sa confiance, il lui accordait de manière implicite en acceptant de s’ouvrir, ne serait-il qu’un peu.
- Et, euh… Désolé. Le but c’était vraiment pas de plomber le petit-déjeuner.
S’installant correctement l’un à côté de l’autre, ils reprirent là où ils s’étaient arrêtés. Les boissons étaient tout juste tièdes, le beurre un peu fondu, mais c’était de loin le meilleur petit-déjeuner que Frederick avait eu l’occasion de manger depuis longtemps. Oui, même s’il avait eu droit, à peu de choses près, à la même chose quelques matinées plus tôt dans la semaine.
Une fois la collation terminée, Frederick insista pour faire la vaisselle, ce que Dariel ne validait que si lui aussi y prenait part. Frederick se retrouva à la plonge, quand à Dariel, il essuyait et rangeait le tout à sa place. Le tout ne prit pas plus de dix minutes, et aurait certainement été plus efficace et efficient si seulement l’un d’eux s’y était collé. Durant ce laps de temps, le téléphone de Frederick bipa par trois fois, signe de messages rentrant qu’il ignora le temps de la vaisselle. Puis, il se sécha rapidement les mains sur un chiffon et attrapa son téléphone pour accéder à sa messagerie.
Les trois messages n’en formaient qu’un; leur expéditrice un poil trop nerveuse pour écrire d’une traite un long message et préférant le côté plus nerveux des envois idée par idée. Comptait-il être de retour avant le repas ? Une interrogation inquiète, sous couvert d’une question toute banale. Un peu comme une mère qui enverrait un “Tu rentres quand ?” inquiet, rappelant implicitement les règles de la maisonnée. Un poil embêté, il composa une réponse rapide avant de se tourner vers Dariel et de dire, avec une grimace.
- Désolé. C’était Sandy. Elle voulait savoir si je rentrais d’ici la fin de la matinée, expliqua-t-il, J’ai promis de l’aider avec la bécane de Judith, et le coursier est arrivé plus tôt que prévu. J’ai dit non.
Il cligna des yeux. Un peu présomptueux, tout ça.
- Ah… Mais tu dois avoir des choses de prévues.
Après tout, il n’avait jamais été question de passer la matinée ensemble. Mais il n’avait pas non plus été question de faire part à Dariel de ses tourmentes, et pourtant. Son portable toujours en main, il était prêt à renvoyer un message à Sandy en lui indiquant que, tout compte fait, il allait quand même rentrer.