Profitant de son silence pour poursuivre, la jeune femme sourit agréablement puis lui révéla avec un air amusé et un clin d’oeil – décidément, les Vaughan et leur manière bien à eux de communiquer – que Dariel préférait de loin un bon chocolat viennois à toute autre pâtisserie. Alors comme ça, un grand gaillard comme ça préférait un bon chocolat chaud à un Affogato ? C’était mignon. Frederick cligna des yeux, pris de court tant par cette pensée fugace que par la remarque de Sofia qui lui souhaitait bonne chance. Comment ça, bonne chance ?
Il n’eut pas l’occasion de faire part de son incompréhension à la jeune femme (peut-être qu’elle oubliait de réserver son saladier au réfrigérateur avant de monter sa crème en chantilly ? C’était sans doute pour ça qu’elle pensait que le chocolat viennois n’était pas facile à préparer ?), que Dariel les rejoint. Devant la mine déconfite de son frère, Sofia n’hésita pas à le prendre dans ses bras; un geste décomplexé, signe de toute l’affection qu’ils avaient l’un pour l’autre. Frederick fut presque tenté de détourner les yeux pour leur laisser ce moment à eux, aussi bref qu’il soit. Les voir ainsi lui rappelait l’époque où, lui aussi, il avait eu une famille qui comptait sur lui. La sienne n’avait ressemblé en rien à celle de Dariel; s’il s’était mis en tête de prendre Lucie dans ses bras quand elle était triste, la petite fille lui aurait certainement collé l’une de ses peluches entre les bras et adressé un regard de reproche. Comme sa mère, elle avait du mal avec les démonstrations physiques d’affection, préférant de loin qu’il lui tienne silencieusement compagnie pour dessiner avec elle lorsqu’elle se sentait triste. Non, la famille Vaughan était aux antipodes de la sienne, mais l’amour filial restait le même. Un pincement au cœur, juste un, lui fit perdre son sourire l’espace d’un instant. Il n’avait pas autant pensé à elles depuis longtemps et il ne savait pas si cette information l'attristait ou non.
Alors qu’il était perdu dans ses pensées, Sofia s’éclipsa, appelée à son tour à aider à dresser la table. La place libérée à ses côtés, Dariel s’installa sur la banquette pour le tirer de sa rêverie d’un petit coup d’épaule. Il leva la tête pour lui adresser un sourire en retour, ce dernier perdant un peu de son éclat lorsqu’il remarqua les traits légèrement tirés de l’agent immobilier. Il avait l’air fatigué. C’était tout naturel; il ne s’était sans doute pas attendu à devoir le tirer des griffes de sa sœur. Frederick avait presque envie de s’excuser, mais les remerciements de Dariel l’en empêchèrent.
L’invitation à poursuivre la soirée chez lui le surprit, et il espérait que son étonnement ne se lise pas sur son visage. Il était malheureusement très expressif, et il y avait fort à parier que Dariel ait remarqué combien l’offre le prenait au dépourvu. Les confidences de Sofia encore fraîches dans son esprit, il se mordit la langue pour ne pas laisser échapper sa confusion à travers une flopée de mots en plus de son air potentiellement stupéfait. Et puis, il ne faudrait pas que Dariel se méprenne : ce n’est pas qu’il n’avait pas envie de refaire un crochet chez lui – pour voir la suite des aventures d’Indy, et pour les beaux yeux de Charlotte, évidemment –. Simplement… il aurait cru que ce serait la dernière des choses que Dariel souhaiterait. Qu’est-ce qui pouvait bien le motiver à éviter sa sœur chérie, mais à persister à l’inviter, lui ? Se sentait-il redevable de quelque chose pour une obscure raison ? Il avait l’air épuisé… Est-ce que c’était vraiment le moment de jouer aux hôtes parfaits ?
Dariel se pencha pour murmurer à son oreille avec un air conspirateur la série de mots la plus déroutante qui lui avait été donnée d’entendre depuis longtemps. Frederick n’avait pas nécessairement l’esprit mal placé, mais il n’était pas non plus un saint, et rien, absolument rien, de ce que disait Dariel n’avait de sens autrement que dans ce contexte, et, vraiment, est-ce qu’il avait loupé un épisode ? Il avait dû louper un épisode. Entre ce que semblait suggérer Dariel et le… moment… que Sofia avait tué dans l'œuf un peu plus tôt, il y avait un monde. Non, il avait sans doute mal comprit. Il pouvait lui demander de répéter; ça ne lui coûterait rien.
Malheureusement Dhélia choisit ce moment pour demander l’aide de son fils et Frederick se retrouva seul comme un imbécile, à se demander si c’était un jeu, pour les Vaughan, de s’interrompre les uns les autres à des moments cruciaux. Il aurait aimé questionner Dariel, mais ça ne se faisait pas de se lever d’un bond et de crier “Pardon ?!” à travers une pièce, surtout quand on était un invité. Dhélia l’aurait sermonné, et Frederick avait eu bien assez des remontrances de madame Vaughan pour toute une vie – et il était presque sûr qu’elle lui aurait demandé de s’expliquer, et il préférait éviter ce désastre, si possible –. A la place, il jeta un regard perdu à Sofia qui se détourna de la tâche capitale qu’on lui avait assignée (peaufiner le chemin de table) pour lui offrir un sourire encourageant. Bon. Il verra ça plus tard. Quoi que ça soit. Parce qu’il n’allait pas décliner une invitation à passer plus de temps à BlissTown. L’influence du Bliss, vous comprenez, et absolument pas sa propre envie de rester près de Dariel.
On annonça la suite du repas et Frederick retrouva sa place entre Claude et Dariel, refusant poliment de prendre une part de fromage. En vérité, il en aurait eu envie, mais personne ne mangeait du fromage sans l’accompagner d’une tranche de pain (pas durant un repas de famille, en tout cas, et certainement pas quand vous étiez invité; un minimum de bonnes manières, voyons). Du coup, Frederick n’eut d’autre choix que de se restreindre. Il n’allait pas demander à Dariel de lui faire ses tartines. Quoique, ça aurait fait parler Phoebe et rien que pour ça, il considéra l’option. Elle l’avait déjà regardé de travers lorsqu’il avait (poliment) refusé de prendre de la salade pour accompagner ses lasagnes. C’était trop risqué de marier deux composants sur la même assiette. Son altération était du genre susceptible.
Enfin, arriva le moment fatidique du dessert. Frederick mentirait s’il disait qu’il n'appréhendait pas un minimum cet évènement. Ce n’était pas tant la qualité de sa création qui l’inquiétait que tout ce qui se jouait autour d’elle. Sans être arrogant, il savait qu’il était doué : pour lui, cuisiner avait toujours semblé comme une seconde nature, savant mélange de précision et de générosité qui n’avait jamais eu aucun secret pour lui. N’empêche que c’était important que son travail soit reconnu à sa juste valeur. Pas tant pour lui que pour Dariel, qui avait chapeauté le projet avec attention.
Nana lui tapota énergiquement la main et il se pencha pour voir ce qu’elle lui voulait. Partager une anecdote, semble-t-il. Il haussa un sourcil lorsque la vieille dame lui confia que l’anniversaire de son petit-fils avait été gâché par un gâteau qui ne correspondait pas du tout à la demande de la famille. Une honte, et Frederick se demandait bien quel pâtissier avait pu commettre une erreur aussi grossière. Phoebe ne tarda pas à lui donner la réponse en précisant qu’il s’agissait de l'Éther Spirituel, et même si Frederick ne la portait pas dans son coeur à l’heure actuelle, personne, pas même Phoebe, ne méritait d’avoir à consommer quelque chose qui provenait de ce simulacre de pâtisserie… Et encore moins Dariel. Comme s’il s’agissait d’une évidence, d’un fait indéniable, il nota que cette injustice ne pouvait rester impunie, et qu’à défaut de pouvoir remonter le temps pour éviter aux Vaughan de passer commande chez son ennemi juré, il pouvait au moins s’assurer que Dariel fête dignement son prochain anniversaire avec le meilleur gâteau qui soit – l’un des siens.
Sa boutique et l’Éther Spirituel étaient voisins. Et si la commande avait été passée chez lui, un an plus tôt, serait-il assis à cette même table aujourd’hui ? Aurait-il rencontré Dariel plus tôt ? L’aurait-il rencontré, tout court ? Le destin avait un sens de l’humour, mine de rien. Un sens de l’humour qui lui était propre, et qui existait majoritairement au frais des autres, mais un sens de l’humour tout de même.
Attrapant sa coupe de champagne pour contempler les bulles histoire de se donner quelque chose à faire en attendant que l’homme de la soirée rende son verdict concernant le gâteau soigneusement concocté par ses bons soins, Frederick songea qu’il aurait de loin préféré un café arrosé. Il avait toujours préféré le côté sucré des liqueurs à celui, plus prononcé, de cet alcool de fête. Et puis, quand on était nerveux, on pardonnait plus facilement de s’enfiler un espresso sublimé d’une lichée de liqueur, qu’une flûte de champagne. Car, quoi qu’il en dise, il était nerveux.
La sentence tomba et Frederick ne tarda pas à se retrouver noyé sous les compliments bien mérités. Son gâteau, comme il s’y attendait et sans grande surprise, était une tuerie (fort heureusement pas littéralement, et ça ne serait plus jamais le cas s’il avait quelque chose à dire sur le sujet). Il sourit aux louanges qu’on lui adressait, heureux que sa présence ce soir ait au moins permis de contenter la dent sucrée de l’ensemble des convives. Ou plutôt, de tout le monde, sauf Phoebe. Veillant à ne pas se rembrunir en revêtant son sourire le plus convainquant, il attaque sa propre part en essayant de ne pas trop prêter attention à la jeune femme assise en face de lui. Bien sûr, son refus de manger était prévisible, mais ça n’en était pas moins blessant.
Il cligna des yeux lorsque Dariel le bouscula un peu en se levant, tendant sa main armée d’une cuillère vers l’assiette de Phoebe et piquant un morceau de sa part de gâteau avec un sourire malin. Les protestations de la demoiselle devant l’attitude puérile de son frère firent doucement sourire Frederick qui était reconnaissant à Dariel de prendre la réaction de sa sœur à la rigolade pour l’inciter à mettre de côté ses appréhensions. Le compliment de Phoebe (bien vite noyé sous l’assurance que bien que le gâteau soit bon, il était au mieux égal à la tarte aux pommes de Nana), le fit sourire doucement. Cela ce voyait que ça lui coûtait de le dire, et pour être honnête, Frederick n’était pas sûr qu’à sa place, il se serait laissé tenté. Elle avait peut-être plus de jugeote que lui. Ou bien, elle faisait ça uniquement dans le but de ne pas céder à Dariel sa part de gâteau. Leur rivalité était tenace; ça pouvait très bien être le cas.
La main de Dariel se referma sur la sienne, sous la table, à l'abri des regards, et Frederick haussa un sourcil. Le compliment qu’il lui adressa le laissa un peu pantois, sans qu’il sache trop pourquoi. Il n’avait rien de spécial, et était factuellement vrai. Ce gâteau était meilleur que son crumble de la dernière fois. Il ne pouvait que l’être, pour l’amateur de chocolat qu’il était. Alors pourquoi il se sentait rougir ? Heureusement que son teint masquait la manifestation d’une émotion qu’il ne saurait nommer, ou il aurait été bien embêté et aurait peut-être dû se demander si c’était le compliment en lui-même, la personne qui lui adressait, ou le vouvoiement associé qui l’avait affecté. Ou un savant mélange des trois, mais c’était encore pire. Il baragouina quelque chose qui ressemblait vaguement à un “Merci.”, et leva la tête pour croiser le regard du père de famille lorsqu’il l'appela.
S’éclaircissant la voix, il remercia platement l’homme pour son compliment, plus gêné que fier. Autant Frederick savait qu’il était doué, autant accepter les compliments, lorsqu’ils venaient réellement du cœur, était un exercice encore compliqué pour lui. Il préférait les tourner en dérision, ce qui n’était pas possible face à quelqu’un comme Samuel Vaughan. Ou comme Dariel.
La dégustation du gâteau terminée, Frederick se proposa de récupérer les couverts et d’au moins rincer les assiettes et les cuillères, mais Dhélia lui dénia cette simple requête, insistant sur le fait qu’il était là en tant qu’invité et ajoutant, un poil taquine, qu’elle constatait qu’il était toujours réfractaire à l’autorité. Il se tassa un peu dans sa chaise, s’avouant vaincu.
Le temps de l’ouverture des cadeaux arriva bien vite, et Frederick ne put s'empêcher de constater qu’un thème bien particulier avait été suivi. Sans être redondants, les cadeaux concernaient tous l’univers de la cuisine, de près ou de loin. Le père de famille avait l’air absolument enchanté… contrairement à sa femme, qui zyeutait d’un air que Frederick ne pouvait qualifier que de mauvais, la petite machine à barbe à papa et la yaourtière qui avaient rejoint le kit de cuisine et les trois livres de recettes qui clamaient être nées de la patte de grands chefs étoilés. Discrètement, il se pencha vers Dariel pour lui faire part de sa remarque.
- C’est moi, ou ta mère n’a pas l’air ravie ?
C’était discret. Dhélia Vaughan était une professionnelle, après tout. Mais elle était une professionnelle que Frederick avait eu le loisir de côtoyer quelques années durant. Ce regard, entre la déception, l’appréhension et la lassitude, il le connaissait parfaitement bien.