Les doigts crispés, les yeux rivés vers l’avant, Eva est obnubilée par une seule pensée : s’éloigner. Fuir le chaos, trouver un refuge, tout ça est secondaire. Ce qui l’appelle, c’est de continuer, droit devant. Au loin.

Le contact de Seheiah contre elle lui semble lointain, comme à moitié là. Une sensation étrange qui l’aurait questionnée en temps normal mais à cet instant, rien d’autre ne semble traverser son esprit. Une sorte de peur panique de se voir perdre le contrôle et, dans le fond de son esprit, une colère qui monte. Ressentiment sans cible qui vient par vagues, couvert par une détermination qu’elle oublie souvent avoir.

“Droit … Devant …”

Gémissant ces mots pour elle-même, Eva semble essayer de faire sortir cette obsession de son esprit en la verbalisant. “Tout droit…” Prononce-t-elle avant de ressentir une douleur intense à l’intérieur du crâne. Quelque chose qui brûle, intensément, et perturbe les sens. “Trop risqué, droit devant !” Crie-t-elle, le regard dans le vide. Comme si la conduite devenait automatique, et qu’elle n’avait plus besoin de voir.

Elle parvient pourtant à revenir à la réalité - ou quelque chose d’autre - lorsque la voix de Seheiah lui parvient. Un avertissement qui arrive trop tard, semble-t-il. Quelques secondes seulement après, alors que les mots de la fantoche lui font l’effet d’un coup de fouet, elle tente de dévier leur trajectoire. Trop tard. A toute vitesse, elles approchent de ce qui ressemble de plus en plus à une aberration en forme de tâche au beau milieu de la route d’où émane un chaos visuel indescriptible. “Non …” Ou peut-être oui ? Parce qu’en plus du chaos visuel et émotionnel que semble causer cette tâche en mille dimensions, les mâchoires serrées, Eva est happée par l’appel. Mais retenue par la peur. Encore un peu.

Peut-être y a-t-il une solution ? A-t-elle encore une chance ?

Posant très brièvement l’une de ses mains sur celles, entremêlées, de Seheiah, elle lui lance un unique ordre, espérant parvenir cette fois au miracle qui lui a échappé un peu plus tôt. “Serre fort, n’arrête pas, même si j’ai le souffle coupé !” Il faut la sentir, absolument. Ou ça ne fonctionnera pas.

Reposant immédiatement sa main sur le guidon de la moto, elle serre les cuisses pour sentir douloureusement le métal contre elle, la sentir tangible. Et, alors que le bolide chevauché par les deux fantômes s’apprête à toucher du bout de la roue la tâche invraisemblable, il semble disparaître pour ne laisser qu'une étrange réfraction visible à l'oeil humain.

Sentir la douleur pour se rassurer. Il lui semble que rien n’a changé dans le processus. Les yeux dans le vide, le souffle court, Ghostie ferme finalement les yeux pour se concentrer sur la sensation. Celle de leurs corps à travers une matière unique qui les accueille et les rejette à la fois. Quelques secondes, comme une éternité de flottement, avant qu’elle ne doive laisser la nature reprendre ses droits. Alors, la Tamer ouvre les yeux et effectue une manoeuvre de dernière minute pour négocier un virage qu’elle n’attendait pas. Un geste mécanique, mis à mal par la situation mais qu’elle réussit malgré tout avant de s’éloigner un peu plus. “Seheiah !” Crie-t-elle comme pour s’assurer de sa présence et que le poids contre son ventre n’est pas un espoir inconscient. “Ca va ?!”

Le flou, le mélange de sensations et d’absence de celles-ci, tout s’apaise au fil des secondes. Les sens reviennent et une douleur intense, omniprésente. Comme si tout son corps sortait d’une tétanie brutale et que chaque recoin de son être, même ceux dépourvus de muscles, étaient courbaturés. Un phénomène étrange, par son uniformité.

Mais c’est la voix de Seheiah lui répondant qui sort Ghostie d’elle-même. Ses supplications résonnent comme dans une grande pièce vide, et vrillent les sens de la Tamer. Elle aussi, aurait été tétanisée par l’expérience ? Rien de surprenant. “Ca va aller …” Souffle-t-elle, sentant tout à coup comme un blocage lorsqu’elle tente de s’avancer sur la selle de la moto pour se retourner. Comme une ceinture humaine. “Hé …” Une nouvelle fois, elle essaie de se dégager avec douceur mais se voit bloquée. Baissant les yeux d’un air contrit, elle tente de poser une de ses mains sur celles de Seheiah, tentant tant bien que mal de lui offrir un ton rassurant. Car elle l’est de moins en moins.

“Essaie de souffler, te détendre. J’ai été tétanisée aussi, mais ça va aller.” Mais le phénomène semble très particulier, tout de même. Et tandis qu’elle constate l’étendue de la crispation, l’angoisse monte. Celle de ne pouvoir se dégager. La question ne s’est jamais posée, aucun mur ne peut la retenir, encore moins un être humain, quel qu’il soit. “Attends.” Elle tente de saisir l’une des mains de son amie pour accompagner son geste, mais rien ne vient. Et cette sensation de vide qui la fait frissoner de nouveau lorsqu’elle la touche. “Noon … Non non non, non, non …”

Sa respiration se fait plus profonde et plus rapide, puis complètement chaotique. “Oui oui, tout ira bien, oui oui !” Posant à nouveau ses mains sur le guidon, Eva ferme les yeux en baissant la tête, comme pour imaginer qu’elle est ailleurs, dans une autre situation. Ou laisser au Bliss l’occasion de lui offrir une porte de sortie. “On doit s’éloigner.” Suppose-t-elle, espérant que cette conclusion logique soit la bonne. Parce qu’elle doit faire quelque chose. A tout prix. “Vite.” Les sons commencent à lui parvenir tandis que les larmes montent.  “On s’éloigne et ça va aller !” Crie-t-elle pour contrer ce qu’elle perçoit comme un brouhaha pourtant lointain, persuadée qu’il est juste derrière elle. Elle démarre alors, avale quelques kilomètres aussi vite qu’elle le peut pour descendre sous l’Hyperloop, à quelques encablures au nord de la carcasse d’Eleanor.

Une fois à l’arrêt, une nouvelle fois, elle essaie de se dégager en douceur. Après quelques secondes de silence, elle parvient à dessiner une large ceinture translucide qui la libère de l’étreinte. Mais, par réflexe, elle se retourne immédiatement pour saisir les épaules de Seheiah, pour la sentir. Et soudain, le souvenir des mots qu’elle répétait un peu plus tôt, lors de la traversée.“Tu es là, tu es toujours là, tu peux prendre ma main ?” Pleine d’espoir, elle lache une des épaules pour tendre le bout des doigts à la fantoche. Ca va passer. Ca doit passer. Le Bliss ne ferait pas une telle chose.

Le Bliss a ses raisons et, face à tant de confusion, Eva reste perturbée. Il a toujours été si bienveillant avec elle. L’a toujours protégée de ses bras chaleureux, couvée même, face à l’adversité. Pourquoi lui faire une telle frayeur en plongeant une personne si chère à son coeur dans une telle détresse ?

Les yeux rivés sur les mains de Seheiah, elle espère, et voit sa prière exaucée. Un long soupir de soulagement, les yeux mi-clos, alors qu’elle s’apprêtait à remettre en question tant de ses croyances. Mais non. Tout a une raison, certainement. Tout s’expliquera toujours. Et son amie va bien.

C’est à peine si elle réalise la confusion de ses sens. Tout juste si elle se rend compte qu’il n’y a que la voix de Seheiah qui perce jusqu’à elle, et que le vrombissement du moteur de la moto tout juste immobilisée, les hurlements au loin, les bruits de la ville, ne lui parviennent pas. Et que le reste de son corps ne lui renvoie rien. “Moi ? Je  … je vais bien, je crois ?” Lorsque son esprit se concentre à nouveau sur elle-même, l’engourdissement la frappe. Ce que son corps faisait naturellement - tenir debout, sur ses pieds, garder l’équilibre, maintenir une respiration relativement apaisée - s’en va soudainement. Eva réalise qu’elle ne sent plus ses jambes et, parce qu’elle le déduit, elles se dérobent soudain, la laissant tomber sur flanc, évitant de peu de taper sa tête sur l’asphalte.

“Merde !” Lâche-t-elle, le souffle coupé par la chute. “J’ai rien … J’ai rien senti.” Fermant les yeux, elle force son esprit à retrouver son corps, et prend une longue inspiration. Ces symptômes ne lui sont pas totalement étrangers. Ils reviennent, à peu près tous les mois - mois et demi. “Ca va revenir.” Dit-elle simplement, pour elle-même autant que pour Seheiah. Le Bliss a ses raisons, mais certains de ses choix ne plaisent pas à Eva. Elle aime son protecteur mais déteste cette période qu’elle sent arriver. Celle où son corps ne lui appartient plus, et où elle se réveille d’un coup dans les profondeurs de la ville, ignorant même si elle sera capable de remonter, trouver une issue, le ventre vide et incapable de se nourrir.

“Tu me vois ?” Gémit-elle à l’attention de son amie, tentant de convaincre son cerveau de donner l’ordre de lever une main, pour quémander son aide. “Si tu me vois, tu peux m’asseoir ? Je crois que j’ai besoin d’un peu de temps, et d’entendre ta voix."