Frederick avait posé ses valises métaphoriques dans une petite communauté d’exilés majoritairement composée de nomades. Les membres de sa nouvelle famille formaient des groupuscules multiples qui gonflaient ou amaigrissaient les rangs du village en fonction de leurs allées et venues, et qui s’étaient tous accordés à dire que le pâtissier devait être un peu cinglé.
Au début, ils n’avaient pas vu d’un très bon œil l’arrivée de sa roulotte clinquante. Il faut dire que la perspective de voir s’implanter une pâtisserie ambulante parmi les loups solitaires clashait un peu avec l’idée qu’on se faisait de la rudesse de la vie dans la Ceinture de Pierre.
L’idée était si saugrenue qu’elle avait fait rire le chef attitré des lieux, qui avait accepté de lui accorder le bénéfice du doute, juste assez pour qu’il puisse s’installer en lisière des campements principaux, avec les petits nouveaux qui allaient devoir faire leurs preuves.
On n’intégrait pas un village d’exilés comme ça : Frederick en avait pris conscience très vite en se posant dans le premier village sur lequel il était tombé, pour se faire chasser en moins de vingt minutes à grands renforts d’insultes diverses et variées. Disons qu’à ses débuts dans la grande aventure de l’exil, avec sa dégaine de citadin et ses promesses de viennoiseries, il avait eu du mal à être convainquant.
Les gens étaient méfiants, et pour cause : beaucoup fuyaient une force mystique qu’ils prenaient comme une malédiction et que chaque nouveau citadin de passage leur rappelait. D’autres fuyaient un système carcéral d’une rigidité implacable, ou avaient une trop grosse cible à l’arrière du crâne pour s’autoriser à trainer parmi les citadins. Frederick faisait partie de la première catégorie : un citoyen honnête, bien sous tout rapport, que le Bliss avait pris pour cible comme ça, gratuitement. Des années de labeur réduites au néant en quelques heures à peine.
Le pâtissier secoua la tête, chassant ses pensées moroses pour revêtir à la place son éternel sourire plaisant, s’apprêtant à sortir. Il était prévu qu’un coursier passe à l'aube et Frederick ne l’aurait manqué pour rien au monde. Il avait une liste longue comme le bras d’ingrédients dont il commençait à manquer, et il comptait bien s’assurer que sa commande soit prise en charge. C’était en général le cas, mais certains transporteurs faisaient ce métier pour la poussée d’adrénaline qu’elle leur procurait. Alors forcément, faire les courses au magasin bio du coin, c’était pas ce qu’on pouvait qualifier de palpitant.
Peu importe. Il était sûr qu’il réussirait à le convaincre. Après tout, il commençait, doucement mais sûrement, à trouver ses marques dans son nouveau chez-lui. La preuve étant que lorsqu’il se rendit sur la place du village pour attendre l’arrivée du coursier tant attendu, le chef de leur petite communauté lui lança un grand signe de la main depuis son camping-car et Frederick sourit en retour, lui adressant un salut un peu plus réservé. Il le savait, il commençait à les charmer avec sa personnalité.
A plusieurs mètres de lui, le sexagénaire qui ne lui disait pas bonjour, mais l’appelait à se rapprocher de lui, leva les yeux au ciel et marmonna un petit « Mais non, mais qu’il est con. » avant de lever la voix et de tout bonnement crier sur la place publique.
- Viens un peu par là, gamin !
Curieux d’être interpelé de la sorte par l’homme, Frederick s’approcha. Il arqua un sourcil lorsque son aîné se contenta de tapoter sur la façade de son camping-car d’une manière répété, un léger sourire amusé sur le visage. Frederick fronça les sourcils et tourna la tête pour voir… la sienne. Placardée sur une affiche.
- Qu’est-ce que c’est que ça…? Murmura Frederick, incrédule.
- À toi d’me l’dire. Répondit l’ancien, J’ai beaucoup de types recherchés ici, mais en général la récompense vaut le coup.
- J’ai vraiment une choucroute sur la tête ? Marmonna Frederick en inspectant l’affiche.
Par réflexe, il porta sa main à sa poche pour attraper son smartphone dans le but de chercher l’utilisateur à l’origine de… son avis de recherche. Il tapota sa poche vide quelques instants avant de paniquer en ne sentant pas la présence de son téléphone sous ses doigts… puis de se rappeler qu’il l’avait laissé chez lui. Le petit bout de technologie n’avait pas grande utilité pour lui qui s’était coupé des réseaux.
- Parce que c’est ça qui t’inquiète ? S’exclama le vieux avec un petit rire.
Frederick haussa les épaules et le plus âgé rit de bon cœur (ce qui ressemblait assez à un ricanement).
- Franchement, le mitron, je r’grette pas d’t’avoir avec nous.
L’homme lui claqua l’épaule avant de prendre congé, l’invitant à faire le tour du village s’il voulait qu’on lui fiche la paix. Apparemment, sa tête était placardée un peu partout. C’était mauvais, très mauvais. Pas spécialement pour lui, mais pour ses voisins, en revanche… Quand on essayait de disparaitre de la circulation, c’était pas très bon de partager son palier avec un type dont la tête était placardée sur les murs. Quelqu’un finirait forcément par vous poser des questions, et ça, c’était vraiment pas le bon plan.
Frederick décrocha la première affiche, passant sa main sur le dessin et brouillant involontairement le trait. Du crayon. Elle était faite main.
Le pâtissier soupira et fit une croix sur sa mission de départ, optant plutôt pour faire le tour du village en quête de ces affiches, des pensées moroses se succédant dans son esprit. Était-ce une blague ? Devait-il changer de village ? Il commençait à peine à s’habituer aux drôles d’oiseaux qui vivaient ici, alors tout quitter pour changer de point d’ancrage…
Frederick décrocha une énième affiche, fouillant ses souvenirs dans le vague espoir de se rappeler de quelque-chose. Il ne voyait pas qui, ici, s’amuserait à lui faire une blague, mais en même temps il ne voyait pas comment ça pouvait en être autrement. Est-ce que ça pouvait être une façon détournée de lui demander de contacter un mystérieux admirateur ? Sinon pourquoi coller une affiche avec sa tête sur SA roulotte ? Bon sang, il ne l’avait même pas vu en sortant de chez lui ce matin.
Après plusieurs allées et venues dans le village, il avait rassemblé une petite collection de feuilles, toutes portant des messages similaires. Il les roula ensemble et les glissa dans son sac avant de filer sur la place centrale. Il se penchera sur la question brûlante de ces drôles d’affiches une fois le coursier contacté.
- Il est reparti y’a cinq minutes. L’informa une habitante lorsqu’il déboula enfin sur la place.
- Ah. Commenta le pâtissier, très intelligemment.
- Il s’est garé au Nord… Si vous vous dépêchez, peut-être que vous le rattraperez ? Offrit la jeune femme en le voyant se décomposer.
- Merci ! Bonne journée !
- Oui, vous aussi, mais ça c’est le Sud. Répondit-elle, bien trop doucement pour qu’il l’entende alors qu’il filait en direction de ce qu’il pensait être le Nord.
Après dix bonnes minutes à courir sous la chaleur naissante du début de journée dans le désert, Frederick dû se rendre à l’évidence. Son coursier s’était envolé, et avec lui la perspective de passer commande, pour au moins les deux semaines à venir. Il passa une main sur son visage et souffla longuement. Il pouvait toujours tenter d’autres combinaisons d’ingrédients, mais il y avait certains classiques auxquels on ne pouvait déroger.
Le pâtissier grogna de frustration, se promettant d’attraper son smartphone dès qu’il serait chez lui et de contacter le petit malin qu’il tenait à présent pour responsable de sa situation.
Faisant demi-tour, le pas moins pressé, il prit le temps d’observer les alentours. C’est là qu’il repéra une moto, posée aux abords du village. Une moto et… un cadavre ? Qu’est-ce que ça aurait pu être d’autre, étendu ainsi à même le sable ? Frederick frissonna. Il pouvait l’ignorer, il pouvait rentrer chez lui et faire comme si de rien était.
A son grand damne, il ralenti la cadence de ses pas. Tout de même… il ne pouvait pas le laisser là. Il était peut-être juste inconscient, et vu la tendance actuelle, il porterait sans doute sa décision de l’ignorer sur la conscience. C’était considéré comme non-assistance à personne en danger, ça, non ?
Soupirant intérieurement, il fit demi-tour pour s’avancer jusqu’à la victime potentielle dont il ne distinguait pas le visage. Une victime qui… respirait, profondément endormie.
Le pâtissier cligna des yeux : qui dormait au beau milieu de Stone Belt ? Il ne savait pas comment l’inconscient avait pu passer la nuit dehors par les températures qu’il faisait d’habitude, mais il allait finir avec la peau cramée s’il continuait à dormir à cet endroit. S’éclaircissant la gorge, il leva la voix.
- Euhm… Si je peux me permettre, il va faire très chaud aujourd’hui. Vous êtes sûr de vouloir dormir… là ? C’est un coup à chopper une insolation.
Il ne se risqua pas à toucher le dormeur, préférant garder un bon mètre de sécurité entre eux. Frederick commençait à les connaitre, les exilés du coin. Ils étaient tous un peu… nerveux. Au réveil, ou de façon générale.